“Attention, tu vas tomber ! ” “Non, ne grimpe pas là !” “Donne-moi la main, ne cours pas !” Ces phrases, nous les répétons à longueur de journée. Elles nous sont soufflées par un instinct bien naturel : celui de protéger notre enfant. Mais est-ce vraiment le meilleur service à lui rendre ?
“Regarde, j’y arrive !” La prise de risque qui fait grandir
Devant l’école maternelle de ma fille, le terrain est en pente, et des rochers bordent le trottoir sur quelques mètres. Le rêve, pour les petits, l’angoisse, pour les parents ! Il y a ceux qui interdisent à leurs enfants d’y grimper ; ceux qui retiennent leur souffle, prêts à parer la chute ; et enfin, ceux qui discutent avec nonchalance pendant que leurs enfants crapahutent, dérapent, recommencent l’ascension, sautent le dernier mètre à pieds joints et, de temps à autre, se font mal.
Il a fallu que je prenne sur moi pour passer du premier groupe au dernier ! Oui, il y a des chutes, des bobos, des pleurs, des pansements, des bisous magiques. Mais aussi une agilité croissante, des cris de joie, des “J’ai réussi !”, des “Regarde, maintenant, je saute de ce rocher-là !”, de la fierté, des mains tendues et des conseils donnés aux autres. Prendre ces risques, avec mon aval, était une victoire précieuse pour ma fille.
Autonomie, vous dites ?
Dans un essai ni culpabilisant ni dénué d’humour – intitulé Et si nous laissions nos enfants respirer ? (voir en fin d’article) – le psychopédagogue belge Bruno Humbeeck dresse le portrait de trois familles d’hyperparents : les parents-hélicoptère, les parents-drone et les parents-curling. Si ces images nous paraissent forcer le trait, elles disent quand même toutes quelque chose de nous ! Ah, si nos enfants pouvaient devenir autonomes sans s’éloigner de nous…
Certes, chaque individu estime le risque selon un curseur qui lui est propre. Mais, souligne Bruno Humbeeck, la société a bien changé : aujourd’hui, on n’accepterait pas qu’un enfant rentre tout crotté et les vêtements déchirés, comme dans le film La Guerre des boutons. Le périmètre de liberté des enfants s’est considérablement rétréci en quelques générations : aujourd’hui, les “gamins” ont disparu de l’espace public. Les célèbres photos, signées Robert Doisneau, d’enfants jouant tout seuls dans la rue ne pourraient plus être prises de nos jours : en France, seulement 11 % des écoliers de niveau primaire vont à l’école seuls (Insee 2016).
Pourtant, notre monde occidental est bien plus sûr qu’autrefois. Il suffit parfois de penser à sa propre enfance pour s’en convaincre. Réfléchissez : étiez-vous toujours sous le regard de vos parents ? Le mercredi, le week-end ? Et pendant les vacances ? À moins que ma mémoire ne me fasse défaut, il me semble clair que, même à 5 ans, je disparaissais de longs moments au fond du jardin, à jouer avec des bâtons et des cailloux, à patouiller, à grimper aux arbres… Et que, même si je comptais parmi les timides, ma mère me poussait dans la boulangerie pour que j’achète la baguette pendant qu’elle m’attendait à l’extérieur.
Plus dure sera la chute…
Or, qu’est-ce qui contribue le plus au développement de l’enfant : lui éviter tout risque ou l’autoriser à en prendre ? Pour les spécialistes de l’enfance, la réponse est évidente : nous faisons courir de grands risques à nos enfants en voulant leur épargner toute déconvenue, tout désagrément, tout échec.
D’autant qu’il y a la chute au sens propre et la chute au sens figuré. Il est douloureux, pour un parent, d’accepter que son enfant ait du chagrin, soit inquiet ou connaisse la peur. Lorsqu’on questionne la maîtresse pour demander pourquoi tel copain n’est plus l’ami de son enfant, lorsqu’on s’inquiète des disputes qui éclatent parfois dans la cour, lorsqu’on se demande si son enfant est assez armé pour partir une semaine chez Papi et Mamie, pour dormir chez sa copine ou aller au centre de loisirs, ne cherche-t-on pas à lui éviter toute émotion négative ?
“On rêverait, constate Bruno Humbeeck, que son enfant soit heureux et juste heureux.” Or, insiste-t-il, il est essentiel pour lui de vivre “l’intégralité des émotions”. Peur, tristesse, déception, honte…, se confronter à elles, c’est vivre des expériences constructives, qui lui font découvrir qui il est face à la peur, à la tristesse, à l’échec. Alors que vivre dans l’absence complète de risque pourrait conduire un enfant à se dire : “Mes parents ne me font pas confiance, c’est donc que je suis nul.”
Comment oser, dans ces conditions ? Comment vivre un échec, si ce n’est en se disant : “C’est bien la preuve que je suis nul. J’abandonne ! ” Alors que, poursuit le psychopédagogue, “si on accepte la possibilité de la chute, de l’échec, on entre dans un cercle vertueux : je recommence, je m’entraîne, j’acquiers de la confiance, mes apprentissages sont plus solides.” Ainsi, l’enfant qui ose grimper sur le muret, qui escalade le rocher, qui va dormir chez le petit voisin…, apprend à mesurer ses gestes, à découvrir ses atouts et ses faiblesses, à surmonter son appréhension, à prendre des initiatives.
“Oui mais, il est petit !”
Bruno Humbeeck nous invite à l’observation : lorsqu’un jeune enfant fait une petite chute, son réflexe est de chercher le regard de son parent. Si celui-ci manifeste une inquiétude, l’enfant va se mettre à pleurer. Si celui-ci y accorde de l’attention sans ajouter une gravité particulière, l’enfant repartira à ses occupations sans attendre. Notre attitude influence donc grandement celle de l’enfant face à la difficulté.
Tout est affaire de mesure, car autant les enfants insécures que les enfants surprotégés ont souvent des difficultés à arriver à l’âge adulte. Pas question, donc, de relâcher toute surveillance ni de faire prendre à nos enfants des risques inutiles, mais plutôt de considérer les risques : que craignons-nous ? Que peut-il lui arriver ? Qu’est-il capable de faire, à son âge ? S’il est normal de ne pas laisser un enfant de maternelle traverser la route sans surveillance, il est bon de lui apprendre, très tôt, à évaluer le danger, à être acteur de ses décisions.
La bonne posture, pour Bruno Humbeeck, serait celle du “phare allumé” : l’adulte est là, sans suivre, ni prévenir, ni anticiper les dangers. Il est impossible d’éviter toutes les chutes, tous les échecs. À nous d’être présents pour les câlins, les pansements, les encouragements, les consolations. Pour mettre des mots, pour raconter nos propres échecs, nos “chutes”.
Car échouer fait partie intégrante de l’apprentissage. Un bébé qui apprend à marcher a besoin de tomber pour le faire. Et ses tentatives échouées ne le font pas renoncer à son désir de marcher. Le rôle de l’adulte est de donner à l’enfant la possibilité de prendre des risques, tout en étant sécurisé : “Je suis là s’il t’arrive un problème. Je sais que tu peux le faire, je te fais confiance. Oui, tu peux acheter la baguette, je t’attends dehors.” Comme l’écrit joliment le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, dans De chair et d’âme : “Il faut toujours nouer la ficelle de l’aventure avec la ficelle de la sécurité.”
Pour aller plus loin…
À voir avec vos enfants
- Vice-Versa, film d’animation, 2015, studios Pixar-Disney.
Une plongée dans le “centre de contrôle” situé dans le cerveau d’une petite fille. Les différentes émotions personnifiées (joie, peur, dégoût…) sont à la manœuvre, et affrontent pour la petite fille l’épreuve d’un déménagement. Ce film est recommandé par Bruno Humbeeck, qui a répondu à nos questions dans ce dossier.
À lire pour se poser les bonnes questions
- Et si nous laissions nos enfants respirer ? Comprendre l’hyperparentalité pour mieux l’apprivoiser de Bruno Humbeeck, Éd. Renaissance du Livre, 2017.
- L’anti-manuel d’éducation, l’enfance révélée par les sciences d’Alison Gopnik, Éd. Le Pommier, 2017.
- La Famille buissonnière de Marie Gervais, Éd. Delachaux et Niestlé, 2016.
- Laissez-les grimper aux arbres ! Entretien avec Louis Espinassous, Éd. Les Presses d’Île-de-France, 2015.