À l’école, les enfants nouent leurs premières relations sociales à l’écart du regard de leurs parents. Dans la classe bien sûr, mais surtout dans la cour de récréation. Se frotter aux autres, au propre comme au figuré, n’est pas toujours simple et laisse parfois des traces… Pomme d’Api s’est glissé dans la cour d’une petite école du Rhône, à L’Arbresle.
En mouvement !
“J’ai 3 ans et demi et je commence à avoir 4 ans.” Faire un reportage dans une cour d’école maternelle, c’est se retrouver en quelques minutes entourée d’une grappe de petits curieux : “Tu t’appelles comment ?”, “Il est beau ton stylo !”, “Tu es la maman de qui ?”… Quand leur maîtresse a ouvert la porte sur la cour, ils se sont précipités dehors en courant, dans une nuée de cris perçants. Faire fonctionner ses jambes, ses cordes vocales, c’est un besoin et un plaisir. La maîtresse, elle, a du mal à faire trois pas sans être sollicitée.
Un garçon la tire par la manche pour se plaindre parce que les autres ne veulent pas jouer à cache-cache comme il le propose. “Tu es déçu parce qu’ils ne veulent pas jouer avec toi, je comprends”, dit-elle. Un autre s’écrie : “Oui, mais j’l’ai pas traité !” Plus loin, trois enfants courent côte à côte. Celui du milieu s’étale de tout son long. “Pardon !” s’exclame son voisin en se tournant vers lui. Réponse souriante : “Non, c’est pas toi ! C’est nous deux ! On s’est bousculés !” (NDLR : véridique !).
À quelques pas de là, un garçon et une fille s’empoignent dans un corps-à-corps silencieux. Ils veulent chacun prendre place sur un camion en bois. Aucun mot n’est échangé, ils se poussent l’un l’autre sans effet – jusqu’à ce que la maîtresse intervienne : “Qu’est-ce qui se passe, ici ?” Cette phrase suffit à les séparer, c’est réglé. Des groupes se font, se défont, une ronde s’esquisse puis se délite… Isra et Yasmine, 4 ans toutes les deux, m’expliquent en se tenant la main : “Nous, on aime jouer aux princesses qui n’arrêtent pas de courir. Eux, dans la voiture, ils jouent à Papa et Maman. Et eux, là-bas, ils jouent aux superhéros.” Cela saute aux yeux. À cet âge, les relations passent beaucoup par le corps : je te touche, je t’enlace, je te tire, je te tiens, je te colle… La récréation dure 30 minutes et elle n’est que mouvement.
Se faire une place…
Julie Delalande est anthropologue, enseignante-chercheuse en sciences de l’éducation. Pour ses recherches, elle ne part pas dans de lointains pays étudier des tribus étranges. Non, elle observe des enfants – les nôtres – entre eux. La cour d’école a longtemps été son terrain de prédilection. « Dans ce lieu-là, dit-elle, il s’agit pour l’enfant de se faire une place dans une vie collective. Chaque enfant aura sa manière, selon ses qualités, ses compétences… de “faire” société. » Au sein de l’école, la cour de récréation a un statut à part : les adultes ne s’en mêlent qu’en cas de problème. Bien sûr, il y a un cadre, et les règles qui valent en classe régissent aussi les relations dans la cour, mais les enfants font l’expérience de l’autonomie entre pairs. “C’est là qu’il y a le plus de liberté dans l’école, complète la psychologue Christine Brisset, également enseignante-chercheuse en sciences de l’éducation. Pour cette raison, certains enfants (et même certains adultes) n’y sont pas à l’aise.”
Est-ce que les relations entre pairs s’apprennent ? “Elles s’expérimentent…” observe Julie Delalande. Bref, elles s’apprennent avant tout sur le tas, à travers le jeu, précise cette dernière : “Autour du jeu, beaucoup d’enjeux, comment exclure, inclure, quelle place faire à l’autre…” En jouant, les enfants découvrent le plaisir des moments partagés. La plupart du temps, ils jouent “de façon conviviale et solidaire”, rassure Christine Brisset, qui souligne par ailleurs que ces moments récréatifs sont “très profitables à l’attention, à l’acquisition de compétences et d’apprentissages”. Julie Delalande poursuit : “Les enfants apprennent au contact des adultes, mais aussi beaucoup au contact de leurs pairs. Dans la cour, ils mettent à l’épreuve tout ce qu’on leur apprend ailleurs, et ils en font des savoir-faire.” Au fil des jeux, leurs relations vont s’amplifier. “À cet âge-là, remarque Julie Delalande, organiser leurs interactions leur prend beaucoup de temps.” Se mettre d’accord sur des règles occupe parfois toute la récréation !
Quel rôle pour les adultes ?
Leur rôle, les enseignants le résument en trois mots : sécurité, surveillance, médiation. La récréation, ils la passent dans la cour avec leurs classes. Difficile de papoter avec les collègues, tant ils sont interrompus : “Maîtresse, il m’a fait ceci…”, “Maîtresse, elle m’a fait cela…” L’adulte reste un repère et un refuge. Florence Moureaux enseigne depuis 37 ans en maternelle, à Beauvais. Alarmée de constater que la récréation était devenue un moment de tensions et d’agressivité, elle a sollicité Christine Brisset pour réfléchir ensemble à des solutions.
Après avoir modifié certains principes d’organisation (diminution du nombre d’enfants en récréation en même temps, aménagements des espaces), la psychologue et les enseignants ont travaillé avec les enfants sur l’empathie. Ils se sont notamment inspirés du Jeu des Trois Figures, imaginé par le psychiatre Serge Tisseron, qui invite chaque participant à vivre une situation à la place d’un autre. “Se regarder faire, se mettre à la place de l’autre, ce n’est pas spontané. Les neurosciences l’ont prouvé, explique Christine Brisset, ça s’apprend.” À partir d’images tirées d’albums ou de… Pomme d’Api (eh oui !), ou en rejouant des disputes réelles, l’équipe a invité les enfants à imaginer un autre dénouement à chaque scène. “Tu étais Léa, maintenant tu es Léo. Et toi, tu fais la maîtresse.” Florence Moureaux tient à souligner que les adultes font parfois des erreurs d’interprétation : “Leurs relations sont très physiques, ce qui nous trompe parfois. Quand ils se jettent les uns sur les autres, on y voit vite de la violence, alors que ce n’est pas toujours le cas.” Forte de ce constat, elle s’attache surtout à faire repérer à ses élèves le moment où l’autre n’est plus d’accord et veut que ça s’arrête.
Et nous, parents ? Que faire si l’on croit deviner que la récré pose problème, que notre enfant est un embêteur ou un embêté ? Pour l’amener doucement à s’exprimer, voire à envisager d’autres comportements, Christine Brisset suggère de s’appuyer sur un album portant sur ce sujet, ou sur des figurines, poupées ou peluches. Et bien sûr d’en parler à la maîtresse, au maître ou à l’ATSEM. Mais enseignantes et chercheuses se veulent rassurantes : la récréation, c’est avant tout un super moment ! “Les parents n’en ont que des échos extrêmes : quand ça se passe très bien, quand ça se passe mal. Sur le quotidien, le banal, le courant, ils n’entendent rien, constate Julie Delalande. Pour les enfants, c’est bien qu’il y ait un espace d’entre-soi, avec leur monde à eux, dont on ne se mêle pas.” Dans la cour de l’école maternelle Françoise Dolto, ce matin-là, ce ne sont pas mes deux guides de 4 ans qui contrediraient ces propos : “Nous, on adore la récré !” Mais ça y est, la maîtresse tape dans ses mains : la récré est terminée… Déjà ?!
Une forêt dans la cour ?
La cour de l’école qui a accueilli notre reporter est entièrement asphaltée… Dans l’interstice entre le tronc d’un des quatre arbres et la grille de métal qui l’entoure, une fillette gratte la terre. Sa maîtresse raconte que le personnel d’entretien se plaint des feuilles mortes qui s’amoncellent dans la cour à l’automne. “Mais les enfants sont tellement heureux avec les feuilles ! Ils font de la soupe, des tas, ils les trient, les transportent, les lancent…”
Aujourd’hui, de plus en plus de communes projettent de “végétaliser” les cours d’école. Dans le contexte du réchauffement climatique, il s’agit de les rafraîchir en été et de permettre à la pluie de pénétrer les sols. Et pour le développement des enfants, c’est aussi très bénéfique ! “Le végétal est un matériau très précieux, malléable, modelable, et en quantité infinie, constate Julie Delalande qui fait des recherches sur les écoles en forêt. Il y a assez de brindilles, de feuilles, de cailloux, de grains de sable pour tout le monde, à la différence des tricycles de l’école qui provoquent des disputes. Le végétal suscite des jeux très riches pour l’imagination.” Des études l’ont prouvé : un cadre végétal réduit le stress et augmente la mémoire et les capacités d’attention des enfants.
Pour aller plus loin
• Un livre : La récré expliquée aux parents, de Julie Delalande, Louis Audibert éditions. Cinq années d’observation… c’est instructif ! Les jeux, les “plouffe”, les discussions… L’anthropologue dévoile les coulisses de la récréation.
• Un site : Celui de l’association Développer l’Empathie par le Jeu des Trois Figures (DEPJ3F), activité développée par Serge Tisseron pour prévenir la violence en milieu scolaire et favoriser un climat apaisé dans les écoles.
• Deux DVD : Des documentaires pour s’immerger sans filtre dans l’ambiance de la récré.
– Récréations, de Claire Simon, Les Films d’ici et Arte. Il existe une sorte de pays, très petit, si petit qu’il ressemble un peu à une scène de théâtre. La cour est ce pays, son peuple, ce sont les enfants, qui vivent selon des lois qu’ils n’arrêtent pas de remettre en cause…
– C’est pas du jeu, d’Alice Langlois et Pascal Auffray, éditions Montparnasse. Plongée dans une cour de récréation du XVIIIe arrondissement de Paris, au milieu de l’immense énergie que génèrent une centaine d’enfants de 3 à 5 ans.