Les histoires de grands méchants loups, d’ogres cruels, de sorcières et de monstres terrifiants plaisent – beaucoup – aux enfants, qui demandent qu’on les leur lise et relise. Mais ne risquent-elles pas d’être trop effrayantes et de les angoisser ? Bien au contraire ! Explications dans le supplément pour les parents du magazine Pomme d’Api de novembre 2018.
“C’est pour mieux te manger, mon enfant !”
Lorsqu’ils apparaissaient, les femmes s’évanouissaient de frayeur, les chiens filaient ventre à terre et les hommes les plus courageux prenaient eux-mêmes la fuite…”, “Ils poussaient de terribles cris, ils faisaient grincer leurs terribles crocs et ils dressaient vers Max leurs terribles griffes…” Des phrases comme celles-ci – sans oublier le célèbre “C’est pour mieux te manger, mon enfant !” – combien de fois en avez-vous prononcé, chuchoté, mimé, répété d’une grosse voix, pendant qu’un petit enfant se serrait de plus en plus contre vous, yeux et oreilles grands ouverts ? Combien de fois ce même enfant est allé rechercher l’un de ces livres-là, tout abîmé à force d’avoir été lu ? “Je veux que tu me lises cette histoire !” Cette histoire-là, qui, précisément, fait peur. Investis de notre mission de protéger notre enfant, nous sommes parfois surpris et réticents. Ainsi, Sylvie refuse de lire à sa fille “des histoires qui parlent de choses trop dures ou trop effrayantes. Elle est trop jeune pour ça.”
Exorciser la peur
Une précaution illusoire, pour la conteuse Myriam Pellicane, qui travaille beaucoup sur le registre de la peur : “Les adultes se leurrent en pensant qu’on peut tout sécuriser. Enfermer les peurs dans du secret, ça angoisse. Nommer la chose qui fait peur, c’est déjà l’exorciser.” Car la peur, elle est déjà là. “Elle existe chez tous les enfants, explique la psychanalyste Sophie Boutin. Entrer dans l’enfance, c’est entrer dans la peur.” Même si l’enfant ne vit pas des situations difficiles ou dramatiques, même si ses parents sont là et le protègent. Car ce n’est pas tant de la peur des dangers du monde extérieur qu’il s’agit, mais plutôt de celle de son monde intérieur. “L’enfant a peur de ce qu’il ne peut pas exprimer et qui s’agite en lui, reprend Sophie Boutin. La peur du noir, par exemple, est universelle. C’est la peur du vivant qu’on ne peut pas se représenter, la peur du monstrueux, de l’irreprésentable, des pulsions qui nous traversent.”
Le pouvoir des histoires
Dans son célèbre et passionnant ouvrage Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim note lui aussi : “La majorité des parents croit que l’enfant doit être mis à l’abri de ce qui le trouble le plus : ses angoisses informes et sans nom, ses fantasmes chaotiques, colériques et même violents.” Or, ce sont les mots qui pourront le soulager. On comprend alors que les enfants soient attirés par les histoires qui leur font peur.
En cultivant une vision idéalisée de l’enfance, vue comme un paradis, les adultes refusent de voir la peur de l’enfant. “Si bien que l’enfant n’ose plus parler de ses peurs”, constate la psychanalyste Sophie Boutin. Or, “les histoires qui font peur sont celles qui donnent des mots à la peur de l’enfant. Elles ont un pouvoir thérapeutique. Le livre d’enfant est un ami qui vient lui parler de quelque chose qu’il ne pourrait pas exprimer”. C’est comme si on lui disait : “Tu n’es pas seul à avoir peur. Il y a un livre qui le dit.” Quel soulagement ! Soulagement d’autant plus grand qu’il est offert par quelqu’un qu’on aime : Papa, Maman, un oncle, une tante, une baby-sitter, une nounou… “Se faire lire une histoire ‘qui fait peur’ sur [des] genoux rassurants […], c’est comme s’offrir les émotions de la tempête sans avoir tout à fait quitté la sécurité du port”, écrivait joliment Marie-Hélène Delval, ancienne rédactrice en chef de Pomme d’Api, et auteur de livres pour la jeunesse.
Faire confiance à l’enfant
Entre les parents et les enfants, il y a un incontournable malentendu, note la psychanalyste Sophie Boutin. Les parents ne parlent pas la même langue que les enfants.” Parfois, on pense qu’il va avoir peur, mais non. Certaines histoires, sans fantômes ni monstres, peuvent évoquer quelque chose d’inquiétant pour eux, observe Marine Gérald, conteuse. “Ainsi par exemple, dans l’histoire Grand-Père Chocolat et Grand-Mère Sucre, deux personnages qui s’aiment très fort mais se fâchent aussi très fort, leur dispute effraie parfois certains enfants.”
Contre toute attente, les histoires “qui font peur” font rire, apaisent et détendent souvent les petits lecteurs, même si par moments, ils sont tendus et crispés par le suspense. Inversement, quand un enfant s’excite trop pendant la lecture, ça peut être le signe qu’il est traversé par des émotions trop fortes. Autant dire alors : “Oh, il fait trop peur, ce livre, on ne va pas le terminer ce soir ! On le reprendra une autre fois.” Chaque enfant est différent ! Dans une même fratrie, à 5 ans, un enfant peut réclamer Hansel et Gretel alors que son grand frère ne supportait pas ce conte au même âge. Si un enfant réclame une histoire précise parmi celles qui sont à sa disposition, c’est qu’elle lui “parle” en ce moment et qu’il y trouve quelque chose dont il a besoin.
Jouer avec la peur, c’est jubilatoire. “Dans les écoles maternelles, raconte Marine Gérald, quand je commence par ‘Toc, toc, toc, quelqu’un frappe à la porte… qui est-ce ?’, les enfants sont les premiers à imaginer les pires trucs, à surenchérir… Ils vibrent, ils jubilent de leur propre peur, ils se cachent les yeux, ils rient… Et quand, à la fin, j’annonce “Ce sont trois petites fourmis”, ils sont presque déçus : ils voulaient le pire !”
Myriam Pellicane fait aussi participer les enfants d’âge maternelle : “On parle de la nuit, des choses qui font peur dans l’obscurité. On s’amuse avec. On crie ensemble. On leur dit toujours de ne pas crier, mais crier, c’est aussi pour se défendre ! Et puis les petits enfants sont pleins de violence. Je les invite à écrabouiller le monstre. On imite les bêtes sauvages. Par la voix, ils s’expriment. On a tendance à cantonner les petits à des petites choses mignonnes, à leur ménager un cocon. Mais il y a des choses terribles, dans la vie !”
C’est “pour de faux” !
Parfois, on n’en peut plus ! De lire et relire la même histoire qui fait frissonner notre enfant. On connaît chaque phrase, on se fait reprendre à chaque mot oublié… L’enfant, lui, ne se lasse pas. “Le plaisir est donné par la répétition, décrypte Sophie Boutin. Ne nous énervons pas de répéter à un enfant. Il y trouve le plaisir de la parole, des mots, le plaisir d’écouter son parent lui parler, le plaisir de se sentir vivant, avec ses peurs, en présence de l’autre.”
La répétition a aussi une fonction rassurante. Elle permet de vérifier que les choses sont toujours à la même place, “que le monde ne change pas aussi vite que mon imaginaire ne le fait changer”. Le personnage est mort ? Mais on peut recommencer ! Si c’était pour de vrai, on ne pourrait pas. Pour l’enfant, il est clair que l’histoire, c’est “du semblant”, c’est “pour de faux”, même si ça dit vrai. C’est d’ailleurs pour cela qu’une histoire vraie entendue dans la cour de l’école, une bribe de journal télévisé, des photos d’actualité aperçues dans un magazine, lui font bien plus peur que Barbe Bleue ou l’ogre du Petit Poucet.
La conteuse Myriam Pellicane rappelle d’ailleurs qu’en France, les contes traditionnels, les complaintes criminelles, étaient chantés aux veillées, avec des couplets sans fin et des répétitions. “Pensons au pauvre petit matelot de la chanson, menacé d’être mangé par les autres marins. Terrible chanson que l’on continue à chanter pourtant ! J’avais peur, se souvient la conteuse, mais ça m’a construite ! Les conteurs jouent beaucoup sur les refrains, la phrase qui revient. Quand on est bercé par cela, ça œuvre en nous, ça met le monde en place.”
Merveilleux contes…
Et les contes traditionnels, les contes de notre patrimoine culturel, ceux que les frères Grimm et Charles Perrault ont transcrits ? Ces contes, polis par les âges, comme Le Petit Chaperon rouge ou Le Petit Poucet, étaient destinés aux adultes. Pour nos deux conteuses et pour la psychanalyste, leur portée symbolique n’est pas compréhensible avant 7-8 ans. Mais, comme le souligne Bruno Bettelheim, ces contes qui “posent des problèmes existentiels en termes brefs et précis […], répondent aux angoisses de l’enfant et contribuent d’une façon importante et positive à sa croissance intérieure.”
Livres et films : quelle différence ?
De nombreux contes et albums pour enfants ont fait l’objet d’adaptations à l’écran. Mais regarder Le Petit Chaperon rouge à l’écran et le lire, ça n’a rien à voir. L’image animée n’agit pas sur le cerveau de l’enfant de la même façon. “Le livre suscite chez lui une instance critique, décrit Sophie Boutin, que la vidéo, avec sa puissance hypnotique, court-circuite.” Un livre, on peut le refermer, l’interrompre, en discuter, le reprendre le lendemain. Face au film qui happe toute l’attention de l’enfant, il manque une médiation. Difficile aussi d’appuyer sur le bouton pour éteindre…