Guerres, actes terroristes, faits diversâŠÂ : lâĂ©cho de la violence du monde arrive jusquâaux enfants, mĂȘme tout petits. Quand ils nous interpellent sur ceux quâils nomment souvent les âmĂ©chantsâ, y a-t-il une âbonneâ rĂ©ponse Ă apporter ? Quelle attitude, quelles paroles vont les rassurer ? La psychologue Françoise GuĂ©rin et le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, nous Ă©clairent sur la maniĂšre dâaccompagner le questionnement des enfants dans le supplĂ©ment pour les parents du magazine Pomme dâApi de novembre.
âMĂ©chantâ, âgentilâ⊠Apporter de la nuance
Lâenfant, Ă lâĂąge des petits lecteurs de Pomme dâApi (3-7 ans), a des avis tranchĂ©s : il y a dâun cĂŽtĂ©, les mĂ©chants, de l’autre, les gentils ; les choses sont propres ou sales, grandes ou petites⊠Pour se constituer des repĂšres, il a besoin de catĂ©goriser le monde, en triant, en classant. Câest son travail ! Le rĂŽle des parents et des Ă©ducateurs est de lui montrer que les choses ne sont pas aussi simples : un camarade de classe peut ĂȘtre âtrĂšs mĂ©chantâ Ă la rĂ©crĂ© du matin et âsuper copainâ, lâaprĂšs-midi.
Alors aidons-le Ă affiner sa pensĂ©e, en lui posant des questions : âTu dis quâil est mĂ©chant. Mais mĂ©chant comment ? MĂ©chant en colĂšre ou mĂ©chant triste ? Envieux ? Brusque ?â Invitons Ă plus de prĂ©cision et, par lĂ , plus de justesse : on peut ĂȘtre en colĂšre sans ĂȘtre violent, on peut ĂȘtre violent sans que cela manifeste de la mĂ©chancetĂ©, etc. Cela permettra aussi dâavancer lâidĂ©e que lâimmense majoritĂ© des gens ne sont ni absolument mĂ©chants, ni absolument gentils⊠à commencer par nous-mĂȘmes. âToi aussi, parfois, tu as envie de bousculer ton frĂšre pour lui prendre son jouet, non ? Tu te souviens du soir oĂč tu as renversĂ© ton assiette tellement tu Ă©tais en colĂšre ? Et ce matin, quand je tâai grondĂ© parce que jâĂ©tais Ă©nervĂ©. Tu mâas peut-ĂȘtre trouvĂ© âmĂ©chantâ ?â
Ă nous aussi de contrebalancer certaines associations spontanĂ©es : un enfant a tĂŽt fait de qualifier de âgentilâ quelquâun de beau et bien habillĂ©, alors que quelquâun quâil dĂ©crit comme âpas beauâ sera considĂ©rĂ© comme potentiellement âmĂ©chantâ. Le monsieur mal fagotĂ© que lâon croise dans la rue nâest pas forcĂ©ment un âmĂ©chantâ, la camarade de classe dont les cheveux sont âbizarresâ non plus.
Mettre des mots sur lâextrĂȘme violence
Nous sommes dâaccord : les attentats, les faits divers, les bribes dâinformations tragiques entendues Ă la radio ou entrevues Ă la tĂ©lĂ© font entrer lâenfant dans un autre registre. Lâadulte qui tue nâa rien Ă voir avec le petit camarade qui donne un coup de pied ou qui mord. Pour la psychologue Françoise GuĂ©rin, mĂȘme si lâenfant va spontanĂ©ment utiliser ce terme familier (âle mĂ©chantâ), mieux vaut sâextraire du monde enfantin et Ă©largir le vocabulaire : âun terroristeâ, âun criminelâ, âun adulte plein de haine et de rancĆurâ.
Ă lâĂąge de lâĂ©cole maternelle, les mots les passionnent, car ils leur permettent de questionner le sens. Alors ne craignons pas dâexpliquer : âLa haine, câest quand on ne peut plus aimer dans son cĆur, quand plus rien ne compte. Or toi, mĂȘme quand tu es trĂšs en colĂšre contre ton frĂšre ou contre moi, ce nâest pas ton cas : tu ne souhaites pas quâon ne soit plus lĂ pour toujours, tu ne vas pas nous dĂ©tester pour toujours.â Toutes ces nuances sont des aides Ă penser.
On peut aussi expliquer Ă lâenfant que beaucoup de spĂ©cialistes rĂ©flĂ©chissent aux raisons qui amĂšnent ces personnes Ă agir ainsi, pour essayer de les guĂ©rir de leur haine. Mais quâil y a des choses quâon peut chercher Ă comprendre avec sa tĂȘte, mais que le cĆur, lui, ne peut pas comprendre.

Avouer son désarroi
âEn disant que je suis bouleversĂ©e, que je ne comprends pas, que je me sens impuissante, jâai lâimpression de ne pas jouer mon rĂŽle de parentâ, sâinquiĂšte une maman, qui se souvient avoir fondu en larmes en entendant la nouvelle de lâattentat contre Charlie Hebdo.
Les pleurs de lâadulte impressionnent, câest vrai, mais dissimuler son Ă©motion serait une erreur. Ne serait-ce pas plus effrayant, pour un enfant, que son parent se montre indiffĂ©rent ? Les pleurs manifestent que lâon est reliĂ© aux autres, que lâon est concernĂ© par ce qui leur arrive. LâĂ©motion de lâadulte ouvre Ă lâenfant la possibilitĂ© dâĂȘtre Ă©mu, lui aussi. Et de se rendre compte que pleurer nâest pas synonyme dâĂȘtre faible. Dâautant quâil constatera que petit Ă petit, lâadulte se remet de son Ă©motion.
Dire son impuissance Ă son enfant peut aussi le soulager. Car souvent, les enfants pensent quâil est nĂ©cessaire dâĂȘtre tout-puissant : âMĂȘme pas mal !â, âMĂȘme pas peur !â, et supposent que les adultes nâont jamais peur, jamais mal.
Accueillir la question de la mort
« Mon fils a entendu un flash Ă la radio, raconte Sandra. Quand je lui ai expliquĂ© quâun attentat avait eu lieu en Grande-Bretagne, il sâest effondré : âPourquoi ils font ça ? â» Lâeffondrement de ce petit garçon est le signe que des grandes questions existentielles lâont touchĂ© au cĆur, et particuliĂšrement celle de la mort. Or si nous tenons Ă la vie, câest parce quâil y a la mort.
Les attentats font ouvrir ce que Françoise GuĂ©rin appelle âle livre de la mortâ. Ăprouver des angoisses, se poser des questions, câest le signe que lâenfant sâinvente ses solutions pour sâhabituer Ă cette idĂ©e de la perte de la vie, de la perte de ce quâon aime. Il construit son imaginaire, sa pensĂ©e.
Dans une certaine mesure, la rĂ©pĂ©tition des attentats depuis janvier 2015 a redonnĂ© Ă la mort une place dans nos vies quâelle avait autrefois, alors que nos sociĂ©tĂ©s modernes cherchent Ă lâescamoter. Accueillir les questions des enfants sur ces sujets est essentiel, mĂȘme si nous nâavons pas de rĂ©ponse Ă la question : âPourquoi il a fait ça ?â
De la puissance du jeu et des contes pour mieux digérer la violence
Et les jeux de guerre ?
Jouer, câest faire semblant. Mieux vaut faire semblant de mordre que mordre pour de vrai, non ? Câest dâailleurs ce que font les parents avec leur bĂ©bĂ© joufflu quand ils le menacent de le manger tout cru sur la table Ă langer ! Le jeu permet de traiter les pulsions destructrices que tous Ă©prouvent. La pulsion dite âde mortâ, prĂ©sente en chacun, est celle qui pousse Ă dĂ©truire ou Ă se dĂ©truire. Toute notre vie, nous devons la combattre, par un effort constant de civilisation. En jouant âĂ la guerreâ, en se bagarrant Ă coups de pistolets en plastique ou dâoreillers, en dessinant dâaffreuses crĂ©atures, etc., on satisfait cette pulsion, mais sans dĂ©truire lâautre ni soi-mĂȘme.

Et les méchants des contes ?
âMa fille me rĂ©clame sans cesse Le Petit Poucet, qui est quand mĂȘme un conte terrible, avec des parents qui, trois fois de suite, abandonnent leurs enfants, un ogre qui tue ses propres filles, etc. Quatre ans, câest pas trop jeune pour ça ?â sâinquiĂšte Sylvie. Le Petit Poucet, comme dâautres contes ou mythes, est un magnifique cocktail : lâenfant sây confronte Ă sa peur de lâabandon et de la dĂ©voration. Sâil le rĂ©clame, câest quâil y cherche et y trouve quelque chose dont il a besoin pour travailler ce quâil perçoit du monde dans lequel il vit. La lecture des contes, dans leurs versions non Ă©dulcorĂ©es, peut soutenir lâenfant dans son travail de âdigestionâ de la violence du monde.
âComment leur parler de la violence du monde ?â, texte d’Anne Bideault, avec Françoise GuĂ©rin, psychologue. SupplĂ©ment pour les parents du magazine Pomme d’Api, novembre 2017.
Interview de Boris Cyrulnik : âCe ne sont pas tant les mots, que la maniĂšre de dire qui importeâ
Boris Cyrulnik, le cĂ©lĂšbre neuropsychiatre, spĂ©cialiste de la rĂ©silience, nous explique la pensĂ©e binaire des enfants. Son Ă©clairage peut nous aider Ă trouver une maniĂšre de transmettre une parole sĂ©curisante aux tout-petits.
Face à la trÚs grande violence aveugle du terrorisme, comment dire aux tout-petits notre colÚre, notre révolte ou notre trÚs grande tristesse ?
Si on se met dans la tĂȘte dâun enfant de 3 à 6 ans, dâun tout-petit, on Ă©prouve ce quâĂ©prouvent les adultes qui sont autour de nous. Ce nâest pas tant lâĂ©vĂšnement quâils ressentent que lâexpression des Ă©motions des adultes qui les entourent. La maniĂšre dont les adultes vont parler de ce âtraumaâ transmet quelque chose aux enfants. Ce qui veut donc dire que si les adultes se taisent, les enfants vont entendre parler des attentats Ă la tĂ©lĂ©vision ou autour dâeux et ils sâĂ©tonneront du silence des adultes, des figures dâattachement autour d’eux. Cela va dĂ©clencher chez ses enfants une sensation Ă©trange qui, plus tard, pourrait se transformer en angoisse.
Mais comment parler dâune violence aveugle qui nous dĂ©passe et nous laisse sans mots ?
Câest avant tout la maniĂšre dont lâadulte en parle qui importe. Si les adultes rĂ©pondent aux attentats, aux images de guerre par des manifestations dâangoisses et dâhorreur, ils vont entraĂźner lâenfant dans un monde dâangoisses et dâhorreur. Mais si les adultes se sĂ©curisent en se soutenant dâabord entre eux, ils arriveront Ă transmettre aux enfants un message dâune maniĂšre sĂ©curisante. Les enfants percevront alors quâil sâest passĂ© quelque chose de grave mais quâon peut apprendre Ă surmonter cette Ă©preuve. Moi, dans ma tĂȘte dâenfant de 3 à 6 ans, je comprends que câest grave, mais je comprends aussi que lâon peut ĂȘtre sĂ©curisĂ© et que les adultes me protĂšgent.
Les enfants perçoivent-ils que la violence dâun attentat est dâun autre registre, de lâordre de la terreur aveugle et du non-sens ?
Non, Ă cet Ăąge-lĂ , les enfants ont une pensĂ©e binaire. Pour eux, tout ce qui nâest pas grand est petit, tout ce qui nâest pas gros est maigre, tout ce qui nâest pas gentil est mĂ©chant⊠Le monde est divisĂ© entre le monde connu et le monde inconnu. Le premier â Papa, Maman, la maĂźtresse, la gentille voisine, etc. â est sĂ©curisant. Le second est angoissant. Câest ainsi que les enfants perçoivent le monde.
Dans le monde binaire des enfants, y a-t-il donc une place Ă part pour le âtrĂšs trĂšs mĂ©chant qui tueâ selon une expression d’enfant que nous avons entendue plusieurs fois ?
Lâenfant fait une vague diffĂ©rence entre le âmĂ©chantâ, et le âtrĂšs trĂšs mĂ©chant qui tueâ, mais câest pour faire plaisir aux parents, parce que de toute façon, entre 3 et 6 ans, le mot âmortâ ne dĂ©signe pas quelque chose dâirrĂ©mĂ©diable.
Ainsi, si Grand-mĂšre est morte, elle est sur un nuage lointain, elle va revenir dans trĂšs trĂšs longtemps. Dans le film de Blanche-Neige, qui est un film terrorisant, que les enfants adorent, Blanche-Neige est morte en mangeant la pomme de la mĂ©chante sorciĂšre, mais elle se rĂ©veille. Les mots ne dĂ©signent pas les mĂȘmes choses, selon notre stade de dĂ©veloppement. Encore une fois, ce ne sont pas tant les mots qui importent, que la maniĂšre de âdireââŠ
Et que rĂ©pondre quand mĂȘme Ă la question âpourquoi il y a des trĂšs trĂšs mĂ©chants qui tuentâ ?
Le mot âmortâ ne dĂ©signant donc pas la mĂȘme chose, si un enfant entend dire quâun terroriste a tuĂ© des gens, il lâentendra comme dans un conte. Mais lâadulte peut lui dire quâil y a des gens malheureux qui tuent, mais quâils sont peu nombreux. Et quâil y a beaucoup plus de gens heureux et gentils, qui se rassemblent pour se protĂ©ger. Ce rĂ©cit permet Ă lâenfant dâĂȘtre au courant. Les parents ont alors parlĂ©, mais ils nâont pas angoissĂ© leur enfant.
Derniers ouvrages parus de Boris Cyrulnik :
⹠Ivres paradis, bonheurs héroïques (éditions Odile Jacob).
Il y est question du besoin des individus et des peuples de sâinventer des hĂ©ros.
⹠Boris Cyrulnik et la petite enfance, collectif (éditions Philippe Duval).
âCe ne sont pas tant les mots, que la maniĂšre de dire qui importeâ, propos de Boris Cyrulnik recueillis par Anne Ricou. SupplĂ©ment pour les parents du magazine Pomme d’Api, novembre 2017.