L’enfant peint comme il joue. Avec bonheur et naturel. Nous nous sommes rendus dans un lieu où les enfants ne font que ça… Et le mot d’ordre, c’est “jouer” ! Reportage à l’atelier “L’où Jeu Peins”, près de Lyon.
À l’abri des regards et des commentaires
Sur une table roulante, godets, pinceaux et pots de couleurs sont alignés dans l’ordre des couleurs de l’arc-en-ciel, du blanc au noir en passant par le violet, le bleu, le vert, le jaune, l’orange et le rouge. Il y a un pinceau par godet, reconnaissable à la couleur de son manche. Les murs, recouverts de papier kraft du sol au plafond, sont constellés de traces de peinture. Nous sommes à l’atelier “L’où Jeu Peins”, dans la métropole de Lyon. Dans cette pièce ne pénètrent que les participants : enfants, adolescents et adultes… Les parents, les curieux, restent sur le seuil. Car il est primordial de faire l’expérience du “jeu de peindre” à l’abri des regards et des commentaires.
Vanessa Walter a fondé cet atelier et y anime ces séances d’expression libre depuis treize ans. Pour cela, elle s’est formée auprès du pédagogue Arno Stern, qui a initié cette approche dès 1946 et l’a depuis théorisée. Une façon pour Vanessa d’allier sa formation initiale en arts appliqués à son engagement dans des mouvements d’éducation populaire. Elle installe aussi son dispositif dans des crèches, des écoles, des relais d’assistantes maternelles…
Une grande feuille blanche…
Vanessa Walter récuse les termes “éveil artistique” : “Ce n’est pas de l’art que je propose, mais de l’expression. L’expression est à la portée de tous, quels que soient les compétences, le milieu social, l’âge, la langue…” Au début de l’atelier, chaque “joueur”, pour reprendre l’appellation qu’elle utilise, prend une grande feuille blanche et la fixe au mur avec des punaises. Les enfants les plus jeunes, âgés d’à peine 3 ans, disparaissent derrière les immenses feuilles de papier qu’ils doivent saisir les bras grands écartés !
Aujourd’hui, Léa est là pour la première fois. Toute menue dans un large tablier, elle se tient sans bouger, muette, au milieu de la salle. Ses yeux balayent l’espace, se posent sur la table-palette, puis sur les autres enfants qui jouent de leurs pinceaux sur leurs feuilles. Vanessa laisse s’écouler un peu de temps, avant de lui dire doucement : “Les feuilles sont là, si tu veux, tu peux en prendre une.” La petite fille reste immobile, jusqu’à ce que Vanessa lui propose son aide et la prenne par la main : “Je n’interviens que si je vois que l’enfant ne sait pas comment s’y prendre. Certains enfants préfèrent observer longuement. Notre société valorise l’action, mais pour les activités autour de la création – peinture, danse, musique… – il est précieux de les laisser prendre le temps.” Concentrée, Léa se met à tracer des courbes roses sur le blanc du papier. Elle ne changera de couleur que bien après.
Les petits sont absorbés par la manipulation du matériel : le pinceau à tremper dans le godet ou dans l’eau. Ils multiplient les allers-retours entre la feuille et la palette. À les observer, on se rend compte qu’il n’est pas si facile de retrouver la couleur correspondant à son pinceau. Pas plus que sa feuille ! Certains tracent allègrement sur celle de leur voisin. Vanessa les guide de sa voix douce : “Ta feuille à toi, elle est là. Tout doux avec le pinceau, comme une caresse !” Lorsqu’une goutte tombe sur le linoléum, les enfants vont spontanément chercher de quoi l’essuyer. Des gants de toilette humides sont à leur disposition. À côté de Léa, Samuel est en arrêt : les yeux écarquillés, il contemple sa main, devenue bleue.
Hanine a manipulé un pinceau noir avec énergie. Elle demande une autre feuille, et va déjà chercher des punaises pour la fixer. Sans un mot, Vanessa décroche la première œuvre d’Hanine et la suspend plus haut pour qu’elle sèche, aux côtés d’une bonne dizaine d’œuvres réalisées depuis le début de la séance.
“C’est le moment qui compte, pas le résultat”
Aucune feuille ne sortira du lieu, elles seront rangées dans de grands cartons à dessin. Les enfants ne rapportent rien dans les familles. Ni aujourd’hui, ni à la fin de l’année. La règle est la même pour les participants adultes.
Pourquoi ne pas montrer ce qu’on a fait ? “Je compare le jeu de peindre à celui de la dînette : c’est le moment qui compte, pas le résultat. J’explique aux enfants que je suis la gardienne des peintures. Je les conserve, je les protège, pour que personne ne puisse dire “C’est beau”, “C’est pas beau”, ou “C’est quoi ?”.
À bien y réfléchir, s’extraire ainsi de la pression du résultat est libérateur. On se recentre sur le vécu : “Je ne rapporte aux parents que ce que j’ai observé de l’attitude de l’enfant : son comportement, son bien-être, son sérieux… La trace ne dirait rien de tout ça.” De même, faire des commentaires, même admiratifs (“Waouh, c’est beau !”) habitue l’enfant à attendre un jugement de valeur sur ses réalisations. “Tous les enfants jouent à tracer pour eux-mêmes, mais quand ils se rendent compte que l’adulte porte un avis sur ce qu’ils font, ça stoppe leur créativité ! Il n’y a qu’à voir combien d’adultes sont bloqués !”
Quand elle sent qu’un enfant commence à décrocher, Vanessa l’oriente vers une table où sont disposées des petites mottes d’argile : “Le pinceau nécessite des gestes doux. Le malaxage de la terre, que l’on peut frapper, tordre… permet d’être dans un contact tactile souvent apaisant.” Après quelques minutes de modelage, Samuel choisit de retourner peindre. Dans la salle, l’atmosphère est calme. “Je suis à leur service, garante du cadre, gardienne de leurs créations, conclut Vanessa. Je ressens beaucoup leur plaisir, leur concentration, leur détente.”
Petits conseils pour peindre à la maison
• Réduire le nombre de couleurs : trois suffisent !
• Utiliser des pots peu profonds pour éviter qu’ils ne se renversent.
• Disposer autant de pinceaux que de couleurs, avec un support pour chacun (une assiette).
• Laisser à disposition une lavette humide pour que l’enfant soit autonome.
• Fixer la feuille sur un support pour éviter qu’elle ne bouge. Si vous pouvez installer un chevalet ou utiliser un mur, faites-le : un support vertical permet des mouvements plus amples, plus libres.
• S’y mettre aussi, pour soi, sans “faire à la place”, même si on vous le réclame !
• Retenir ses commentaires et son analyse : une création n’a pas à représenter forcément quelque chose. Libre à l’enfant de vous expliquer ou non son dessin.
• Privilégier la description : “Tu as utilisé du jaune, et tu es monté jusqu’en haut de la feuille. Là, je vois que c’est bien plus foncé qu’ici. Alors que sur tout ce côté, je vois que tu n’as pas mis de couleur.”
Pour aller plus loin : “Le Jeu de Peindre”
“Le but […] n’est pas de transmettre une technique artistique : ici, l’objectif est de libérer le geste créatif, la trace et la personne qui peint.” Toute la démarche d’Arno Stern expliquée dans cet ouvrage qui s’adresse aux parents, aux éducateurs et aux enseignants, et qui décrit comment par “le Jeu de Peindre”, tout être humain est capable d’exprimer ce qui ne pourrait être exprimé par aucun autre moyen. “Le Jeu de peindre”, Arno Stern, Actes Sud, 2011.